Après avoir lu le médiocre roman Mangez-le si vous voulez de Jean Teulé, je m'étais promis de lire cet ouvrage d'Alain Corbin pour mieux appréhender les raisons du massacre d'Alain de Moneys.
Confronter les deux points de vue du romancier et de l'historien m'a
été utile dans la compréhension de ce sordide événement. Et, je me dois
le dire, le succès remporté par Teulé pour Mangez-le si vous voulez,
est injustifié et il confirme le compte-rendu de lecture que j'avais
fait de l'ouvrage : les faits relatés ne sont pas contextualisés. De
plus, d'après l'analyse de Corbin, les informations livrées sont
erronées. Si le maire de Hautefaye a bien déclaré "mangez-le si vous
voulez" en parlant d'Alain Monéys, les participants du massacre n'en ont
rien fait. Ni les tartines à la graisse de la victime, ni les
testicules grillées ne sont des faits avérés. Non pas que j'aurais aimé
que cela soit vrai mais juste par souci de vérité. Et je trouve cela
bien dommage d'autant que Teulé ne pouvait décemment pas se documenter
sur cet épisode de l'histoire de Hautefaye sans avoir lu Le village des cannibales. Evidemment
un roman est par définition est oeuvre fictive et l'on ne peut blâmer
Teulé d'avoir voulu adapter cet événement, mais à écouter son entretien
pour les éditions Julliard, on se rend vite compte que son roman est une
coquille vide... J'ai bien conscience que le travail de romancier n'est
en aucune mesure comparable à celui de l'historien mais je soupçonne
Teulé d'avoir écrit ce roman pour des raisons mercantiles et si ma
réaction est si véhémente, c'est parce que je suis attachée à l'auteur
et que j'ai vraiment été déçue. Cela dit, je reconnais volontiers que
c'est grâce à Teulé que j'ai découvert cette passionnante étude d'Alain
Corbin et je m'empresse après cette longue parenthèse, de me pencher sur
l'analyse de l'historien.
Ainsi
que le présente la quatrième de couverture du livre, ce massacre est
avant tout un crime politique. Contrairement à ce que l'on pourrait
croire, ce massacre n'est pas une affaire de droit commun. Elle n'engage
pas la responsabilité de groupe, argument que les avocats des bourreaux
d'Alain de Monéys ont tous avancés durant le procès. D'après Corbin,
les raisons de ce massacre sont multiples et entremêlées : rappelons que
cette analyse se présente sous un angle historique et politique. Au
moment où l'Empire de Napoléon III vascille et que la menace de
l'avènement de la République s'affirme, le Régime voit croître la haine
des paysans envers les nobles, les curés et les républicains. Voyant
d'un oeil mauvais l'instauration de la République, les paysans,
finissent par considérer tout opposant à Napoléon comme des ennemis et à
plus forte raison, les Prussiens représentent-ils une menace tangible
contre l'ordre établi. Tout en précisant que la foiraille de Hautefaye
réunit des paysans de plusieurs régions, Corbin démontre que le massacre
n'est pas la manifestation d'un acte prémédité mais bien celle d'un
groupe organisé : les gens ne se connaissaient pas forcément et nombre
de personnes ayant participé à la mise à mort d'Alain de Monéys ne
savaient pas qui il était, excepté le fait qu'il "était prussien".
Corbin souligne également que l'absence de contrôle de gendarme et la
faiblesse du maire ont participé à la perte du jeune homme. Celui-ci
apparaissait clairement comme ce que l'auteur a appelé l'équation victimaire : Alain de Monéys = un noble + un républicain = un prussien (p.91).
Par ailleurs, Le village des cannibales n'en a que le titre : l''auteur relate en effet que "devant l'auberge, le maire aurait prononcé des paroles scandaleuses, peut-être sous forme de boutade. Son dire, abondamment souligné, va contribuer à étayer la rumeur de cannibalisme. Selon Jean Maurel, un couvreur de soixante-dix-huit ans qui réside à la chapelle saint-robert, les plus acharnés auraient dit à Mathieu (le maire), en parlant de la victime "alors arrêtée devant l'auberge" : nous voulons le tuer, le faire brûler et le manger." Le maître aurait répondu : "Mangez-le si vous voulez". Ces mots terribles semblent avoir rapidement été colportés ; la femme Antony les a déjà reproduits au procès, avant que Maurel ne témoigne. Reste qu'il s'agit d'un bruit sans grand fondement." p.104 et que "le comportement des paysans obéit une à une logique propre" p.105. Corbin en appelle à l'historiographie de la violence pour expliquer cet événement : il ne s'agit pas pour lui, tant d'une question d'affaires communales, de conjoncture économique ou encore de justice populaire mais bien d'un moyen d'exorciser la peur. Si le massacre évoque l'horreur révolutionnaire, le supplice d'Alain de Moneys n'en est pas moins une manifestation identitaire : celle des participants au foirail de Hautefaye. Une analyse sous l'angle de la psychologie des foules (peu importe l'objet du massacre, il faut anéantir l'ennemi) est évidemment acceptée, mais Corbin va plus loin : ce fait "constitue une voie d'accès priviégiée à certains processus majeurs qui relèvent de l'anthropologie historique." p. 121. La "place centrale occupée par l'imaginaire et les pratiques de cannibalisme dans des conduites dont la cruauté nous est devenue proprement insupportable" p.122 est exacerbée dans cette affaire qui "ne prouve en rien l'irrationalité de la paysannerie du Nontronnais, mais seulement la spécificité des modalités de l'analyse effectuée selon un système autonome de représentations publiques". p.165
En fait, cet événement ne relève pas d'une affaire criminelle et l'on comprend à la lecture de cette conclusion de l'historien :"Avant d'être désavoués par la société dans laquelle ils étaient immergés, ces paysans n'avaient su dire, autrement qu'en suppliciant l'ennemi, la spécificité de leurs représentations du politique, l'intensité de leur angoisse et la profondeur de leur attachement au souverain. De ce balbutiement, de cette pauvre esquisse d'une révolution identitaire oubliée, seule reste à nu la cruauté, dans le ressac du sentiment." p.166, les raisons de cette analyse.
Cette étude m'a passionnée car au délà du simple rapport d'un massacre sanglant, on parvient à saisir du bout des doigts, le processus complexe qui caractérise les manifestations d'ordre identitaire. Mais cette étude est si dense qu'il est difficile d'en rendre toute l'essence. Le chapitre 4 intitulé l'hébétude des monstres a particulièrement retenu toute mon attention. Pour conclure, je recommanderais particulièrement cet ouvrage aux lecteurs du Mangez-le si vous voulez de Jean Teulé car il apporte un éclairage intelligent sur ce sombre épisode de l'histoire des paysans du Nontronnais.
Auteur : Alain CorbinPar ailleurs, Le village des cannibales n'en a que le titre : l''auteur relate en effet que "devant l'auberge, le maire aurait prononcé des paroles scandaleuses, peut-être sous forme de boutade. Son dire, abondamment souligné, va contribuer à étayer la rumeur de cannibalisme. Selon Jean Maurel, un couvreur de soixante-dix-huit ans qui réside à la chapelle saint-robert, les plus acharnés auraient dit à Mathieu (le maire), en parlant de la victime "alors arrêtée devant l'auberge" : nous voulons le tuer, le faire brûler et le manger." Le maître aurait répondu : "Mangez-le si vous voulez". Ces mots terribles semblent avoir rapidement été colportés ; la femme Antony les a déjà reproduits au procès, avant que Maurel ne témoigne. Reste qu'il s'agit d'un bruit sans grand fondement." p.104 et que "le comportement des paysans obéit une à une logique propre" p.105. Corbin en appelle à l'historiographie de la violence pour expliquer cet événement : il ne s'agit pas pour lui, tant d'une question d'affaires communales, de conjoncture économique ou encore de justice populaire mais bien d'un moyen d'exorciser la peur. Si le massacre évoque l'horreur révolutionnaire, le supplice d'Alain de Moneys n'en est pas moins une manifestation identitaire : celle des participants au foirail de Hautefaye. Une analyse sous l'angle de la psychologie des foules (peu importe l'objet du massacre, il faut anéantir l'ennemi) est évidemment acceptée, mais Corbin va plus loin : ce fait "constitue une voie d'accès priviégiée à certains processus majeurs qui relèvent de l'anthropologie historique." p. 121. La "place centrale occupée par l'imaginaire et les pratiques de cannibalisme dans des conduites dont la cruauté nous est devenue proprement insupportable" p.122 est exacerbée dans cette affaire qui "ne prouve en rien l'irrationalité de la paysannerie du Nontronnais, mais seulement la spécificité des modalités de l'analyse effectuée selon un système autonome de représentations publiques". p.165
En fait, cet événement ne relève pas d'une affaire criminelle et l'on comprend à la lecture de cette conclusion de l'historien :"Avant d'être désavoués par la société dans laquelle ils étaient immergés, ces paysans n'avaient su dire, autrement qu'en suppliciant l'ennemi, la spécificité de leurs représentations du politique, l'intensité de leur angoisse et la profondeur de leur attachement au souverain. De ce balbutiement, de cette pauvre esquisse d'une révolution identitaire oubliée, seule reste à nu la cruauté, dans le ressac du sentiment." p.166, les raisons de cette analyse.
Cette étude m'a passionnée car au délà du simple rapport d'un massacre sanglant, on parvient à saisir du bout des doigts, le processus complexe qui caractérise les manifestations d'ordre identitaire. Mais cette étude est si dense qu'il est difficile d'en rendre toute l'essence. Le chapitre 4 intitulé l'hébétude des monstres a particulièrement retenu toute mon attention. Pour conclure, je recommanderais particulièrement cet ouvrage aux lecteurs du Mangez-le si vous voulez de Jean Teulé car il apporte un éclairage intelligent sur ce sombre épisode de l'histoire des paysans du Nontronnais.
Extrait de la quatrième de couverture :
"Le
16 août 1870, à Hautefaye, petit village de Dordogne, un jeune noble
est supplicié durant deux heures, puis brûlé vif (?) sur le foirail, en
présence d'une foule de trois à huit cents personnes qui l'accuse
d'avoir crié : Vive la République ! Le soir, les forcenés se dispersent
et se vantent d'avoir rôti un Prussien. Certains regrettent de ne pas
avoir infligé le même sort au curé de la paroisse.
Février
1871. Le journaliste républicain Charles Ponsac met en évidence ce qui
constitue le drame en objet historique. "Jamais, écrit-il, dans les
annales du crime, on ne rencontra un meurtre aussi épouvantable. (...).
Le crime d'Hautefaye est un crime en quelque sorte tout politique."
Alain
Corbin a mené une véritable enquête sur l'énigme et la fascination de
cet ultime massacre né de la fureur paysanne. Il reconstitue le climat
politique de l'été 1870. Il montre comment l'annonce des premières
défaites, le flot des rumeurs, la simplicité des représentations
politiques, la hantise du retour de l'ordre ancien et des calamités
passées amènent une population rurale à recourir à des formes de cruauté
devenues étranges, indicibles, insupportables."
Titre : Le village des cannibales
Editions : Flammarion
Collection : Champs
Date de parution : Septembre 1995 (1990 chez Aubier pour la parution originale)
Nombre de pages : 204 p.
Couverture : Goya. Duelo a garrotazos (détail). Musée du Prado, Madrid. Atephot - Oronoz
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