Dans le roman de Georges Orwell, 1984, comme vous le savez, le personnage de Big Brother
 est représenté sous la forme d'un dictateur. Il s'agissait à l'époque 
pour l'auteur d'une allégorie du stalinisme, mais ensuite le terme de 
Big Brother est devenu le symbole de toute société totalitaire. Il faut 
porter cela au crédit d'Orwell.
 Aujourd'hui, alors que nous sommes vraiment en 1984, Big Brother est 
tellement célèbre qu'il en est devenu trop évident. S'il se manifestait 
devant nous, nous dirions en le montrant du doigt :"Attention ! Prenez 
garde, lui, là, c'est Big Brother !" Autrement dit, Big Brother n'a plus
 sa place sur la scène de notre monde. p. 409. Ainsi 1Q84 
fait-il clairement référence à cette oeuvre du romancier anglais. Mais 
quel est donc le lien avec le destin de ses deux principaux personnages 
Aomamé (haricot rouge en jamonais) et Tengo ? Elle, fait du coaching 
sportif, a un penchant pour les hommes à crâne dégarni et "déplace" des 
hommes à ses heures perdues. Lui, est professeur de maths, excelle en 
judo et écrit des romans pour son plaisir. Nous sommes en 1984 à Tokyo. 
Sur fond de la Sinfionetta de Janáček, nos deux héros évoluent dans un espace temps où réalité et fiction se croisent étrangement : 1984 ou 1Q84, la nuance est discrète et pourtant...
Tout
 commence lorsqu'Aomamé prend cet étrange escalier alors qu'elle est 
missionnée pour tuer un homme. Tengo, de son côté est contacté par 
l'éditeur Komatsu, qui lui propose de réécrire le roman de la jeune 
Fukaeri, La chrysalide de l'air pour le présenter à un concours 
de jeunes auteurs. Si ces deux histoires ne semblent pas se croiser, 
elles ont pour point commun cette atmosphère fantastique qui fait la 
renommée des romans de Murakami.
 Affabulation ou fiction, rien ne permet au lecteur de démêler le vrai 
du faux : les parcours d'Aomamé et Tengo sont bien ancrés dans le réel. 
On glisse pourtant sans crier gare dans le "surréalisme à la japonaise".
 Fidèle à son style, Murakami joue avec son lecteur. De son art à 
jongler entre le réel et la fiction, l'auteur en a fait sa marque de 
fabrique et plus encore que dans ses Chroniques de l'oiseau à ressort que j'avais découvert avec délice, cette frontière est dans 1Q84 parfaitement
 poreuse. Deuxième caractéristique marquante du roman : ce talent inné 
de l'auteur à raconter des histoires dans les histoires. L'exercice est 
certainement périlleux mais Murakami y excelle. Et si l'on pressent que 
les destins de Tengo et Aomamé sont intimement liés, rien dans ce Livre 1
 ne permet vraiment de dire en quoi... Pour le savoir, j'ai prévu de 
lire très rapidement la suite, ce qui confirme sans équivoque possible 
mon enthousiasme pour ce roman. Un vrai plaisir, surtout lorsque l'on se
 rend compte que tous les ingrédients d'un bon roman y sont réunis : il y
 en a pour tous les goûts et l'ensemble est parfaitement orchestré. 
D'ailleurs, quelle meilleure période pour découvrir le Livre 1 qui se 
déroule entre Avril et Juin ? A lire absolument !
Extraits :
- Dis-moi, Tengo, à ton avis, quelle est la différence entre le talent et l'intuition ?- Je l'ignore.- Tu auras beau avoir tout le talent que tu veux, cela ne te remplira pas le ventre. Alors qu'avec beaucoup d'intuition tu ne seras jamais dans le pétrin. p.123
- Finalement, reprit sa petite amie, on est tranquille quand on appartient à la majorité, à ceux qui excluent les autres, plutôt qu'à la minorité des laissés pour compte. Ah, comme on est content de ne pas être du mauvais côté ! Et même si au fond, c'est la même chose dans toutes les époques et toutes les sociétés, au moins, quand on est du côté du plus grand nombre, ça vous évite de penser aux choses ennuyeuses. - Si l'on se range du côté de la minorité, il ne nous reste plus qu'à penser aux choses embêtantes. - Oui, c'est ça..., répondit-elle d'une voix quelque peu mélancolique. Mais au moins on se sert de sa tête. - Peut-être qu'on pense surtout à des choses désagérables quand on se sert de sa propre tête. p. 135-136
- Oui, nous sommes justement en 1984. Le futur aussi devient réalité. Et puis, aussitôt, il se transforme en passé. p. 444
- Dépouiller l'Histoire de sa vérité, c'est comme dépouiller quelqu'un d'une partie de sa personnalité. C'est un crime. p. 444
Tengo savait que le temps progresse en se déformant. Le temps est uniforme en soi, mais il se transforme et se déforme lorsqu'il est consommé. Il y a des temps incroyablement lourds et longs, d'autres légers et brefs. Et puis il arrive que l'ordre du temps se renverse, que l'avant et l'après se remplacent, et parfois même, au pire, que le temps disparaisse. Il peut aussi s'en rajouter qui n'étaient pas prévus. Il est vraisemblable que les hommes ont ordonné le sens de leur propre existence en y intégrant arbitrairement la régulation du temps. Pour le dire autrement, s'ils ont pu présever leur santé mentale, c'est uniquement grâce à cette opération. p. 475
- C'est comme les génocides de l'histoire. - Les génocides ? - Les auteurs de ces faits peuvent rationnaliser leurs actes avec des arguments appropriés et même finir par oublier. Ils peuvent aussi détourner le regard de ce qu'ils n'ont pas envie de voir. Mais ceux qui ont été victimes ne peuvent oublier. Ni détourner les yeux. Le souvenir se transmet des parents aux enfants. Le monde, vois-tu, Aomamé, c'est une lutte sans fin entre un souvenir et un autre souvenir, qui lui est opposé. p. 508
- Auteur : Haruki Murakami
- Titre : 1Q84 - Livre 1 Avril-Juin
- Traducteur : Hélène Morita avec la collaboration de Yôko Miyamoto
- Editeur : Belfond
- Date de parution : Août 2011
- Nombre de pages : 533 p.
- Couverture : Détail d’une photo. Tohoku Color Agency - Getty images
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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